Nous sortons de l’appartement après un bavardage « visuel » avec Francette et Jean via Messenger. Nous allons chez Western Union. Nous traversons le parc Vicente López. Patrick intègre la file d’attente et je m’assois en attendant. Un monsieur d’un certain âge, fluet et distingué, qui arrive en claudiquant, prend place à côté de moi ; je me suis décalé contre les deux dames à ma droite pour qu’il puisse s’asseoir sur le cube jaune qui fait office de banc. Nous bavardons en anglais. Ses parents sont morts. Il est de nationalité espagnole par sa mère et argentine par son père. Il a vécu une dizaine d’années à Rome ; il ferme un instant les yeux en évoquant de beaux souvenirs. De sa parenté a vécu dans le Béarn en France. Dans moins de deux mois, il me dit qu’il va vivre un voyage en Europe. Il me questionne sur ma présence à Buenos Aires et sur le déroulement de ma vie. Il me demande si je parle espagnol ; je lui dis « Feliz año »… et il se met à rire. Il fait allusion à la politique dysfonctionnelle et peu élogieuse de Macron. Après cet échange qui a empli mon cœur de joie, il s’en retourne. Je le vois le long de la rue qui claudique d’un pas alerte vers une autre destination.
Nous sortons à quinze heures vingt, nous marchons sur l’avenida Córdoba en prenant la direction du Palacio de Aguas Corrientes où nous arrivons une dizaine de minutes plus tard. Nous faisons le tour du superbe bâtiment à l’architecture exubérante qui occupe tout un bloc entre les quatre rues qui le ceinturent. Le style architectural éclectique du palais-château d’eau constitue un exemple exceptionnel unique en Argentine. Entourées de jardins, circonscrits par des grilles de fer entre des piliers, les quatre façades recouvertes de milliers de pièces en céramique vitrifiée et de milliers de briques vernissées, surmontées de prestigieuses mansardes couvertes d’ardoises, offrent d’admirer les écussons des diverses provinces argentines. Des cariatides en fonte embellissent les montants des fenêtres des corps centraux des quatre façades. Les architectes firent des prouesses en masquant les dépôts d'eau pour donner l'illusion d'un luxueux palais attrayant devenu emblématique, un ouvrage né de la main de plus de quatre cents personnes, toutes mortes aujourd’hui... En son illustre temps, le « Palais » abritait l'une des plus grandes structures en fonte du monde avec près de deux cents colonnes soutenant douze réservoirs, répartis sur trois niveaux, d’une capacité de plus de soixante-dix millions de litres d'eau…
Pour pallier les épidémies du passé dont celle de fièvre jaune qui tua huit pour cent de la population de Buenos Aires en seulement six mois au milieu du dix-neuvième siècle, la première et modeste distribution d'eau purifiée fut réalisée dans la ville de Buenos Aires au Moulin de San Francisco. Dans la fin des années soixante, suite à une violente épidémie de choléra, le projet d'assainissement de l'ingénieur irlandais John Coghlan fut entrepris… et, en avril 1869, le premier système d'eau courante du continent américain fut mis en service à Buenos Aires où vivaient déjà un million trois cent mille personnes. Il s'agissait d'un système primitif qui commençait dans la partie inférieure de Recoleta et se composait de deux tuyaux, lesquels s'enfonçaient dans le Río de la Plata sur six cents mètres et transportaient l'eau, qui était ensuite purifiée et distribuée par des machines de pompage. Avec les années, ce système compta quelque vingt mille mètres de canalisations et approvisionnait près de dix pour cent de la population de la ville. Le premier réservoir d'eau vit le jour en 1872. Les années passèrent avec d’autres réalisations. La construction du réservoir du Palacio de Aguas Corrientes commença en 1887 et dura sept années. La station d'épuration des eaux de Palermo, inaugurée en 1928, continue de desservir toute la ville de Buenos Aires et huit quartiers de sa banlieue. Entre 1944 et 1958, depuis Palermo, des « rivières souterraines » par gravité furent construites ainsi que des stations de relevage pour évacuer les eaux usées jusqu'aux dépôts de l'avenue Córdoba et Caballito. Depuis lors, d’autres stations d’épuration furent construites pour améliorer et étendre les réseaux devant la population toujours croissante de la ville. En 2010, une usine de dessalement par osmose inverse fut inaugurée. Aujourd'hui, la compagnie Aguas Argentinas devenue Agua y Saneamientos Argentinos SA (AySA) en mars 2006, concessionnaire des services publics d'eau potable et d'épuration des eaux usées de la ville, a étendu sa concession pour couvrir toute la ville de Buenos Aires et vingt-six districts de sa province, soit plus de quatorze millions d'habitants.
De nos jours, le dépôt d'eau potable du palais, en fonction jusqu'en 1978, est devenu un musée que nous visitons. Une fois à l’intérieur, l’illusion du palais disparaît. Nous voyons des canalisations d’eau dans le cœur du musée. Des céramiques semblables à celles qui ornent les façades du palais se dévoilent. L’exposition « Ciudades Imaginarias » [Villes Imaginaires] a pris place dans l’enceinte du musée où des œuvres originales d’Edgardo Nelson Rodriguez, un artiste plasticien spécialisé dans l'art durable, se dévoilent avantageusement. Les seize heures trente approchent quand nous sortons du palais. Nous allons nous désaltérer au Starbucks près de l’appartement avant de retourner chez nous où, grâce à des milliers d’êtres humains, d’hier et d’aujourd’hui, nous bénéficions de l’eau courante dans le logement du neuvième étage que nous occupons temporairement à Buenos Aires…
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